Baroud au désert, pendant le rêve p.3

J'imaginais son vécu à cette femme, ma première interviewée. Je lui torchai ce sacré discours. Je savais bien que je restais une pimbêche de journaliste qui trace son article pour Paulo, mon rédacteur en chef. Par moments, j'avais envie de tout arrêter. Cette confiance qu'ont les femmes quand on s'intéresse à leurs petites expériences, cette satanée crédulité. Que lui rapporterait que je couche ici sur le papier, sa vie de désillusions toute entière ? J'ai tenu bon pourtant, j'ai voulu qu'on sillonne son cerveau.

Je l'écoutais parler, à la fin, sans plus poser de questions. De sa voix fine, par petites tranches de phrases régulières. Elle aurait rêvé pour chez elle, d'un endroit où je pourrais me laver les mains, disait-elle presqu'en riant, et éventuellement les ailes, c'est ce que j'ai pensé, moi, dans un lavabo en terre bleue. Elle avait ajouté, j'ai lu quelque part que ça existait, c'est vrai, vous qu'êtes à la ville ?

 Je revoyais encore son regard fixé sur moi, l'absence, le manque, la détresse se tenant près d'elle comme une ombre qui la recouvrait, absence de tout, de respect, de soins, de bouffe, de contacts, de vêtements, ah, ma bouteille en verre, s'est-elle empressée de me rassurer, ce n'est pas ce que vous croyez, pas d'alcool, ça j'en ai pas besoin là où j'avance, ce noir c'est pas si cruel que vous pensez, c'est comme une grande java sans fin et au moins c'est propre ! On change de monde, vous savez, on est plusieurs personnes dans une vie, le tout c'est d'en coincer une et de s'y tenir. Vous reviendrez me voir ?

 

J'ai donc commencé mon article par cette aveugle qui avait bossé quarante-cinq ans au Service de Nettoiement des LPM, latrines publiques municipales. De quoi lui assurer un logement insalubre dans le quartier de la Ceinture. Mais où son histoire de bouteille ne fait rire personne dans la mesure où tous les habitants du coin sont aveugles. Cela parait exagéré, rocambolesque, c'est pourtant exact ! J'ai vérifié. La bouteille, j'ai compris pourquoi, plus tard.

 Bref, après avoir écrit tout un pataquès sur cette femme dans la misère et solitaire dans son noir qu'elle ne trouvait pas si cruel que ça, j'ai dérapé, c'est sans doute vrai. J'ai voulu écrire pour elle et tout ce qu'elle avait enduré. Pour lui construire une bouteille virtuelle en quelque sorte. Me suis plantée, je reconnais. Au risque que mon article paraisse extravagant, folklo, débilitant et fonce de drogue ! Ces histoires de femmes, parfois, ça vous ravage.

Donc, j'ai rien relu et j'ai poursuivi mon article titré Rien que femme en espérant que ce rythme un peu sauvage, comme ça, et ces mots qui titubaient en racontant sa route de vieille aveugle, traduiraient ce qu'elle avait dégommé, mais aussi tout ce qu'elle avait su malgré tout apporter, faire sonner de petites cloches de lumière dans la vie de copines moins délabrées qu'elle, ou plus, d'ailleurs.

 Qui sait jusqu'où on peut descendre, nous les côtelettes d'Adam ? En me quittant, elle avait grimacé un drôle de sourire ravalé, puis s'était éloignée et alors, elle avait l'air d'un vieux cow-boy en jupon, sa serpe de jardinage à la ceinture, zigzaguant sur le chemin à peine empierré, dans l'odeur des buissons d'herbes et d'Enjelovia jaune d'or, plein caisson de fleurs pour son apparition dans Rien qu'une Femme.

 

Je ne sais plus trop par laquelle j'ai continué l'article, s'il s'agissait de la tenancière de bistrot au fond du terroir à touristes, celle qui réélisait chaque année pour maire un type mort depuis des siècles, ou d'autres que j'avais interviewées ou bien si c'était mézigue profond qui remontait de toutes ces années de pénitence et de continence de couic de mon besoin d'affection et même pour faire plus vrai, de couac de mes pulsions sexuelles.

Un moi tout à coup furax qui aurait voulu cogner dans la masse et à tous leurs poncifs et préjugés, explosait à la surface de ma peau, entre larmes et rigolade pour venir cracher ne serait-ce qu'un récit glauque et banal de ce que j'avais vécu, encaissé en propre ou vu de mes propres yeux, ou bien lu et entendu, après tout moi aussi je suis une femme. La résilience du docteur Cyrulnik, ça a un temps.

 Parfois, j’imagine cet acte de prendre une fourche et de piquer les astres et je ris car ce serait comme Neptune plantant son trident dans une huître et la brandissant sous le nez de Jupiter en s’écriant : "Père, regardez mon butin " !

Je ris de ce qui dedans a déjà beaucoup pleuré et se brise, je ris dans la mer qui ne voudrait même plus m'emporter pour décorer le jardin de sa petite sirène, je biberonne aux eaux qui ruissellent loin de moi, je ris à grandes rasades de ce lait de l’amour dans le vide qui s’échappe en hennissant des livres et des films, de ces garces qui brûlent les planches de la fiction pour trébucher brutalement contre la planche d'un cercueil pourri quand la vieillesse leur colle aux tripes.

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