Inédite : une "Brève"

"Brèves" : c'est ainsi que je désigne les nouvelles que j'écris. J'ai évoqué le genre de la nouvelle en général dans la Chronique d'avril 2014 que j'avais enregistrée pour les éditions de l'Harmattan. J'y cite un petit bijou littéraire de Ingeborg Bachmann dans sa veine métaphysique, texte ramassé, hyper concentré et fulgurant.

Cela fait penser à Brève Rencontre, film de David Lean, sorti en 1945, d'après la pièce de théâtre de Noël Coward, Still Life. Grand succès de presse et plébiscité par le public, arrivé deuxième sur la liste des meilleurs films britanniques par le British Film Institute. Il fut également lauréat du Grand Prix au Festival de Cannes 1946, partageant l'Affiche avec onze autres réalisations.

Il y a pour moi quelque chose de malicieux dans la rédaction d'une Brève. On dirait une aile de papillon qui passe en voletant, nous signifiant :  "Eh! Cette histoire miniature ne vous prendra que quelques minutes, profitez-en."

Baroud au désert, pendant le rêve.

On m'a dit : et si vous écriviez quelque chose sur ce que c'est que d'être une femme... J'ai répondu pourquoi pas puisque j'en suis une ? Je saurai qui dit vrai, qui triche, qui fabule, toutes les craques qu'on peut dire si on est là, dans le monde et parmi les autres.

 

Comme c'était bien payé en plus, que le chef m'a fait comprendre qu'il m'était impossible de refuser pour des motifs évidents, j'ai répondu : "Ça marche !" Du journalisme, décrire, communiquer l’existence des autres et de soi éventuellement, si l'on a vraiment rien d'autre à dire. L'écriture témoignage de l'humain, du vivant, du réel, ça me plaît. Sans enrubanner le propos, hein ? J'interviewe, j'interroge, j'ose les questions difficiles, les questions pointues, alors là le travail devient intéressant, les gens se lâchent quoi. Surtout les femmes. Elles éprouvent le besoin de trouver des oreilles compatissantes, paraît-il. On les comprend ! C'est un drôle de boulot d'être femme à les entendre.

D'accord, je suis un peu partisane du fait que j'en suis une. Mais pas tant que vous pourriez croire. Je veux dire, je ne suis pas si partisane que ça. Mon genre psychologique ce serait plutôt l'empirisme. Morale de l'efficacité. Vous voulez faire du bon journalisme social ? Pas trop de sentimentalisme, alors, pas trop de d'empathie surtout, plutôt des capacités sympathie objective si je peux oser l'expression. Écouter, comprendre mais pas pleurer ensemble, ça non. Dérisoire beauté de la compassion. Utilité de la rigueur, de la concentration, de l'évaluation des problèmes en présence, se demander qu'est-ce qui manque ici, qu'est-ce qu'elle pourrait faire cette fille pour se sortir du pétrin, qu'existe-t-il pour venir en aide, organismes privés, publics ? Se dessine comme un paysage humain très rétréci, très actuel, et alors sur ce sujet, livrer un pack éloquent, c'est cela que je m'étais dit pour ce sujet en or, tu vas te défoncer.

 

Au début, c'est ça que j'ai vu devant moi. Faut y aller, Bérangère, faut unifier cette cinquantaine d'interviews auprès de femmes de toute couche sociale et de toute origine. J'avais choisi un étalon, je veux dire un étalonnage, très large, Nord Sud jeunesse maturité vieillesse richesse aisance dénuement misère et là-dessus, on m'appelle. Mon texte est-il prêt ? Le rédacteur en chef s'impatiente, paraît-il, il voudrait insérer cet article dans le numéro de Noël, je ne sais pas pourquoi, ajoute sa secrétaire mais il y tient. Les femmes n'ont rien d'une dinde pourtant, fait-elle en ricanant, et de raccrocher après m'avoir souhaité bon courage. Il restait une semaine pour boucler le numéro.

Je revenais juste des Hébrides où j'avais été reçue par une élue locale responsable de l'écologie. Je n'avais pas même écouté la moitié de mes enregistrements. J'avais deux cents bobines dans mon salon. Et basta, me suis-je dit, je vais me balancer dans ce déroulé existentiel. Un peu d'exaltation ne nuit pas à la presse. Ce n'est pas dans ma nature d'hésiter, pas de panique, tu peux gérer cet article, ma fille ! Ne restait plus qu'à me balancer dans le vertige en question.

Je me souvenais parfaitement de toutes ces filles qui m'avaient consacré des heures d'entretien. J'avais fait des photos, cinquante par tranche d'âge, cinquante par pays, quarante pour les grandes capitales et soixante-dix rien que pour Shanghai parce que j'adore le type asiatique. Le rédacteur aurait souhaité un choix plus fantaisiste, ça signifiait plus de jeunes et plus de nénés mais je n'avais pas voulu tomber dans le piège et je n'ai pas cédé, je ne veux pas participer à cette ségrégation des tranches sexy ou pas bankables, je trouvais ça carrément ringard. Une star du cinoche c'est une femme, une vieille poule c'est une femme, une ado délinquante, un laideron, une grue c'est encore une femme. Et même si c'est un ange qui vous ouvre la porte, ça reste une femme.

C'était à peu de choses près l'intitulé de l'article que je devais rendre, Rien qu'une Femme. Le rédacteur en chef avait demandé à ses collaborateurs de plancher sur le problème de savoir si on mettait un point d'interrogation à la fin de ce titre, ou non: "...Femme ? " ou "...Femme." répétait-il, il y a une infime différence mais elle vaut que vous y réfléchissiez-y, les gars. Il craignait le Bureau d'Investigation du Ministère de la Discrimination Sexiste.

 

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