Le Défilé - Extraits 2

Le premier défilé

 

À travers la paroi presque invisible de la coupole, le ciel paraissait peint dans un bleu si vif que l’on se serait cru en plein été. Le sommet des immeubles à proximité était hérissé d’antennes de télévision et de cheminées, de rares mansardes exposaient au soleil leurs modestes balcons fleuris de géraniums. La ligne droite dominait, le ciment, l’acier. La coupole en plexi nous isolait des bruits. Je desserrai ma cravate, défis le premier bouton de ma chemise. Comment ces officiels supportaient-ils une chaleur pareille ? Nous ne distinguions d’eux que leurs dos, nuques rasées de très près, maintien et tenues identiques. Seules les carrures différaient, et la forme des oreilles, évidemment.

Le dernier arrivé des officiels, au port de tête arrogant et aux cheveux noirs consulta sa montre, hocha la tête. Éclair fugace d’un cadran métallique entraperçu pendant son geste, blancheur immaculée de la chemise. À l’instant même un froissement se fit entendre sur notre droite. Une formation triangulaire de grands oiseaux déchirant la coupole fondit dans la salle, en fit lentement le tour, leurs ailes s’élevant et s’abaissant avec régularité dans un vol silencieux. Bouche bée, je suivis leur évolution au-dessus de nos têtes. Mon voisin, tournant imperceptiblement son visage vers moi, ébaucha un sourire devant ma stupéfaction. Le régiment de filles, car c’en étaient, demeuraient à l’horizontale, leur corps probablement propulsé par un petit moteur. Elles décrivirent des cercles de plus en plus serrés jusqu'à se maintenir immobiles, suspendues face à nous, au-dessus de la scène. Il y eut un bruissement d’ailes, une inclinaison de leurs têtes, aigrettes pointées vers l’homme aux cheveux noirs tandis qu’un décor de forêt apparaissait. Une à une, les filles-oiseaux s’y posaient avec légèreté et tirant sur le zip d’une fermeture éclair se débarrassaient de leur justaucorps de plumes pour en jaillir vêtues de jupes en mousseline multicolore.

Je pensai aux fleurs du grenadier dont les pétales s'extirpent du bourgeon, corolle chiffonnée dans l’écrin des feuilles vernissées de l’arbre. Les filles couraient, dansaient, s’enlaçant par deux ou plus pour former des rondes. Les justaucorps ramassés, déployés, lancés en l’air, rattrapés, brandis comme des oriflammes au-dessus de leurs visages masqués.

 

L'Oiseau bleu

 

À notre grand regret, la lumière s’estompe reléguant ces merveilles dans l’ombre. Son faisceau éclaire maintenant l’Oiseau. Là-haut sur sa branche, ses ailes s’écartent et se referment dans un frémissement voluptueux inspiré par la mélodie qui s'élève. Qui chante ainsi ? Une lueur montant du sol révèle sur un socle tournant et dans une posture de tension et d’abandon mêlés, un corps gorge renversée, bras replié sur une tête à la chevelure bouclée. Ce corps traduit admirablement la sensualité de la chair tandis que cette voix qui coule si pure, exprime, elle, l’appel de l’insatiable âme humaine.

Son chant traduit la désolation de nos vies sans réponses et sans véritable dessein, et aussi l’impuissance de l’Oiseau ; raconte l’horreur de la servitude et de la captivité, la pesanteur des chaînes, la puanteur des cachots, l'insupportable condition de l’esclavage. Il clame son désir de recouvrer sa liberté, quel qu'en soit le prix.

Svelte dans sa juvénile apparition, enraciné dans ce socle qui paraît de glaise tant il y imprime ses pieds, le chanteur dans le basculement de son buste ployé symbolise le destin des opprimés de tous les temps.

 

Un souvenir d'enfance 

 

Mon premier regard fut pour son visage penché au-dessus de moi. Une gandoura bleu faïence l’enveloppait. Un morceau de ciel autour de son corps. Je percevais le souffle exquis de cet être qui me contemplait en souriant, distinguai le grain de sa peau, la légère palpitation au bord des narines, ses lèvres aux contours charnus. Une boucle échappée de son catogan vint se balancer à quelques centimètres de mon visage. Je n’osai rompre le charme. Je m’imaginai être Marie, et Miss Moon, l’ange de l’Annonciation. Dieu voguait loin au-dessus de nous, ignorant la manière dont son messager s’acquitterait de sa mission et dont Marie recevrait la nouvelle.

Enceinte… Ma mère l’avait été avant de se lancer dans ce tourbillon des mondanités de la Côte, puis de se retrouver projetée au fond d’un ravin, le sol défilant sous le faisceau des phares renversés, sa chevelure imprégnée du sable rouge, sa robe de soirée si peu souillée qu’on eût pu la porter directement en terre, aux côtés de mon père, qui, lui, avait été atrocement défiguré.

— Quelle vision !

À mon exclamation répondirent ce rire impossible et son corps qui s'inclina davantage vers moi.

— Vous me tirez d’une de ces saloperies de cauchemars, toujours le même.

Les roues de la Cadillac détachées, continuant à rouler sur l’asphalte de la route en pente et se dirigeant droit sur moi dans un bruit de ferraille et de hurlements. « Musique, valses et tangos, » baisers échangés au clair de lune et puis sans prévenir, la fracture, le destin qui bascule. Elle me considère un peu attristée, sans plus, tourne la tête vers la fenêtre. Le haut de son vêtement s’ouvre sur sa peau crémeuse. Sorti de sa poche comme par enchantement, un papier plié qu’elle me tend.

 

Remonter