Sortilège - Extraits

Le soir, en rentrant, il criait dans le vestibule. Il fallait que Rosalie vienne le débarrasser de son manteau, de son cartable, de son képi s'il en portait un ce jour-là. Anne s'étonnait qu'il n'ait pas, en plus du pistolet règlementaire, un clairon pour annoncer sa venue. Il avait toujours soif. Elle entendait Rosalie qui courait à la cuisine, revenant avec une carafe d'eau et un verre. Il buvait, elle entendait le tintement du verre qu'il reposait sur le plateau, puis le bruit de ses pas dans l'escalier, ses bottes pesant sur chaque marche. Il n'arrêtait pas de pester. Contre le mauvais temps, le nouveau chauffeur qui se débrouillait comme un manche dans les embouteillages. À la maison, il se plaignait des odeurs, celles de la cuisine, de la cire ou de l'encaustique, celle du désinfectant pour les toilettes, le Lilac's W.C Spray, critiquait la couleur de la moquette que l'on venait de poser dans leur chambre ou encore les dépenses occasionnées par l'entretien du jardin, et naturellement, le salaire du rastaquouère. « Rosalie ! Rosalie ! » criait-il à tout bout de champ. La pauvre arrivait, essoufflée.

« Oh ! Madame, il me rendra chèvre, cet homme », se plaignait-elle.

Réfléchissant à la hargne de Charles qui ne cessait de croître, elle se demandait si c'était à cause d'elle, des enfants.

« L'étage des enfants ! » avait-il fièrement déclaré, la première fois qu'il lui avait fait visiter la nouvelle maison.

– Les enfants ? Ils sont partis depuis longtemps. Cela fait longtemps que je ne les ai pas revus.

– Qu'est-ce que tu racontes ?

– Mais oui. Mes cousins, ceux qui venaient pour les vacances à la maison. Je ne sais pas où ils se trouvent maintenant. Ce ne sont plus des enfants, d'ailleurs.

– Petite sotte, » s'était-il exclamé en lui prenant le visage entre ses mains, « ce n'est pas de ceux-là dont je voulais parler mais des nôtres. De grands garçons vigoureux, de jolies blondinettes, comme toi...

– Mais je ne veux pas d'enfants, voyons ! » avait-elle crié en se dégageant.

Il l'avait regardée avec stupéfaction.

 

***

 

Ludovic la conduisit à moto, s'arrêta à une centaine de mètres de la maison pour qu'elle aille prendre le sac de ses affaires. Ressortant après avoir rassuré Rosalie, elle courut le retrouver. Ils rejoignirent les autres chez Cathy, filant dans l'air glacé de décembre, le sac coincé à l'arrière de la moto. Elle but, rit beaucoup et dansa tant qu'elle put avec de jeunes étudiants qui la plaisantaient sur son look bcbg. Et elle s'endormit à l'aube, roulée en boule sur un canapé, joyeuse et décontractée.

– Cela m'a fait plaisir de te voir enfin t'amuser, dit Ludovic.

– Rosalie est terrorisée. Elle craint que... » Elle s'arrêta net. Ils la dévisageaient tous, attendant la suite. Ils n'ont que vingt ans, pensa-t-elle, qu'allait-elle leur parler des inquiétudes de sa femme de chambre !

« Rosalie est la soeur aînée d'Anne, expliqua très vite Ludovic venant à son secours, en la regardant avec une tendresse non dissimulée, elle aurait tendance à la materner, voilà pourquoi. »

Ils rirent. Ludovic la raccompagna chez elle dans l'après-midi. Elle lui fit signe du bras, attendant que la moto ait disparu derrière le virage, pour rentrer. Elle remonta l'allée en marchant lentement, regardant les branches noires, les merles sautiller sur la pelouse couverte de givre que le soleil n'arrivait pas à faire fondre. Elle vit la porte d'entrée s'ouvrit et Personnage s'élancer joyeusement à sa rencontre. Ce chien... Il avait dû sentir qu'elle approchait de la maison, c'était incroyable.

Rosalie lui annonça que Monsieur avait téléphoné pour prévenir qu'il était retenu à l'étranger et ne rentrerait que demain dans la soirée.

«Vous voyez ! Vous aviez tort de vous inquiéter.

La jeune fille sembla sur le point de dire quelque chose, se ravisa. Anne n'y prêta guère attention. Elle n'arriva pas à travailler, encore trop excitée par cette nuit de liberté, en tout honneur, ajouta-t-elle pour elle-même. Elle lut quelques pages de T.S Eliott. La soeur voilée priera-t-elle pour ceux/Qui marchent dans le noir, qui t'ont choisi et te résistent, prit un bain et dîna seule. Elle emmena Personnage faire un tour dehors. Elle eut du mal à s'endormir, se tournait et se retournait dans le lit, se remémorant le déroulement de la fête. Le lendemain, on l'appela au téléphone. Son grand-père était mort.