La maison des Antès - Extraits 2

 

La forêt des Antès, mythe ou réalité ?

 

Leur forêt s’étendait sur des kilomètres, imaginaient-ils, de façon à ce qu’aucun intrus ne puisse y accéder ; eux seuls connaissaient le chemin qui y menait. Encore heureux qu'ils aient eu ce rêve des Antès pour fuir le lieu où leur vie n’était que violence ! L'émotivité, la fragilité que celle-ci induisait en eux, leur était devenue une seconde nature, luttant contre l'inertie que risquait de provoquer la peur de Père, son absence de chaleur humaine. Tout autour d’eux le bruit des vagues montant à l'assaut des rochers, emplissait leurs oreilles et leur être, symbole du fracas intérieur dans lequel ils se débattaient, la nuit, le jour. Aucun souvenir de tendresse, aucun projet familial joyeux, jamais, pour le lendemain ; mais les mains serrées dans la froideur des lits, draps de toile, leur conscience obscurcie par l’angoisse, s'engloutissant chaque soir dans le sommeil.

Le plus tôt possible dès le matin, filant dans là-bas. Ils avaient fabriqué des hamacs, s’y balançaient en lisant l’histoire des Egyptiens, des Scythes, des Grecs ou encore les aventures du fils d’Erik le Rouge parti sur les drakkars vikings pour finir par se faire dépecer par un loup marin. Elle frissonnait à cette évocation, Daniel haussait les épaules. Il ne craignait pas l’inconnu et ses dangers, seul pour lui comptait l’espoir de s’échapper, de découvrir un autre monde que le leur, de se soustraire à Père, l’oublier, abolir tout ce qui le concernait.

L'idée leur était venue d'édifier les Antès lorsque Daniel avait onze ans, elle huit. Le hasard inspira leur projet. Peut-être que s'ils n'avaient pas découvert les os, jamais ils n’auraient eu l’idée de se lancer dans ce jeu de construction d’un double idéal du manoir, amorce d’un vaste ensemble qu'ils réaliseraient - selon les dires de Daniel - à la mort de Père. Il leur faudrait attendre de longues années, Père étant de ces malades qui vivent beaucoup plus vieux que leur entourage, celui-ci fût-il en bonne santé. Elle l’imaginait, quand eux tous seraient morts, solitaire, assis dans son fauteuil sur le promontoire de la falaise, le poing dressé, vitupérant contre ce sort qui les aurait fait échapper à son emprise.

 

{...}

 

 

Ce soir, Père a invité des amis à un dîner. Ses enfants sont tenus d'y assister.

 

Elle imagina le manoir en proie aux flammes, celles-ci lèchant voluptueusement les rideaux du salon, embrasant leur étoffe mordorée ; rampant dans l’épaisseur des tapis puis les réduisant en cendres ; prenant d’assaut les boiseries dissimulées derrière les tentures puis les lambris du fumoir de Père, dévorant les poutres en des crépitements furieux ; les cadres d'or des miroirs se tordaient, les glaces renvoyant l'éclat de ces sangsues rouges. Le feu prenait dans une rafale de braises incandescentes aux pièces du premier étage, tourbillonnant jusqu’à leurs chambres d’où ils s’échappaient alors, Daniel et elle, à l’aide des longues branches du cèdre, fuyant dans la nuit tandis que la charpente entière se transformait en brasier. Elle hésita à poursuivre mais elle n'ignorait pas la fin de l'histoire qu'un vilain diable lui soufflait ! Dans l’affolement général, on oubliait l’infirme qui brûlait vif dans sa chambre. Cet amoral exercice d’imagination fut interrompu par un coup frappé à la porte.

– Entre !

Ce ne fut pas Daniel qui s’avança mais Rodgers, une robe posée sur son avant-bras plié, tenant de l’autre main des chaussures à talons.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Votre père désire que vous la portiez au dîner.

– Quoi ? Je ne vais quand même pas porter une robe longue !

Le majordome secoua la tête d’un air attristé.

– Si vous pouviez....

– D’accord, Rodgers, j’ai compris. Comment enfile-t-on ça ?

– C’est une robe en mousseline de soie, mademoiselle, spécifia-t-il en la posant sur le couvre-lit, rebrodée et garnie de dentelle des Flandres. Votre mère s’était fait envoyer ce modèle de chez un grand couturier. Les escarpins devraient vous aller, madame avait de petits pieds, ajouta-t-il en les lui tendant.

– Viv… Ma mère ?

Il acquiesça de la tête. Sidérée, elle ôta ses baskets et ses socquettes, glissa son pied gauche dans l’étrange chaussure. Elle remua les orteils, se prit à rire malgré son trouble.

– Regardez, Rodgers, on les voit bouger à travers. Je n’ai jamais vu de cuir aussi fin.

– Ce n’est pas du cuir, mademoiselle, c’est de l’ottoman.

Elle leva les yeux vers lui.

– Vous avez connu ma mère, Rodgers ?

– En effet. Vous sentirez-vous à l’aise dans cette robe ?

– Autant que Père dans sa chaise de paralytique ! lança la voix de Daniel, adossé au chambranle de la porte.

– Toi, alors ! Tu fais moins de bruit qu’un chat.

– Cela peut se révéler utile, quelquefois. Rodgers, vous n’allez pas me dire qu’elle va descendre à table dans cet accoutrement ? C’est une gamine, ma soeur !

– Daniel, s'il te plaît.

Il haussa les épaules.

– Si cela te convient, après tout ! Et moi, je vais avoir droit à un vieux frac de Père ?

– Votre costume gris, monsieur, je vous l'apporte à l'instant.

– Cravate ?

– Ma foi oui, répondit Rodgers en souriant mais il paraissait inquiet.

Daniel pivota sur ses talons, sortit en claquant la porte.

 

{...}

 

– Stefan… Vous avez entendu ma question ?

L’homme que son père interpellait l’observait avec une bienveillante curiosité. Elle jeta un bref regard sur Daniel, assis de l’autre côté de la table, devina la fureur sourde qui l’animait. Il déteste ce genre de repas guindé avec leurs conversations creuses. Etre contraint d'y assister l'exaspère. Il ne songe qu’à s’enfuir, à faire sa vie ailleurs. Elle s'évade d’une autre manière, plongeant dans le rêve, les fantasmagories. Un coq géant la réveille chaque jour, déployant ses plumes au soleil levant, l'oiseau orgueilleux disperse son chant en gouttelettes sur la surface de l’eau, embrase l'espace de plumes rousses. Ses ergots plantés dans la terre, l'arriment aux champs, aux prés, volaille biffée de sang dans les ombres soyeuses du matin, il veille sur le manoir, sur la propriété, et surtout, combien rassurante derrière l’épaisse forêt, sur leur maison des Antès. Mais si quelqu’un la découvrait ? Daniel a juré que cela ne se produirait jamais. Malgré cette assurance, elle avait peur. Elle frissonna.

– Votre fille est en train de prendre froid, déclara Stefan.

Elle ignorait que son père avait des amis si sympathiques.

– Elle devrait se trouver au lit, ajouta-t-il en lui souriant.

Quelle agréable chaleur dans la voix pour cette manifestation de sympathie ! Elle lui sourit en retour.

– Il est temps qu’elle apprenne à se tenir en société, rétorqua Père.

Daniel fit entendre un ricanement. Silence gêné brisé par le tintement de la cloche que Père agitait. Rodgers apparut.

– Monsieur ?

– Apportez un châle pour ma fille, je vous prie.

Daniel se leva, renversant de la sauce au carry sur la nappe, bouscula Rodgers en sortant ; le bruit de ses pas précipités retentit sur le sol en pierre du hall ; elle entendit craquer les bûches derrière elle. Quelques instants plus tard, elle sentit le doux contact du châle que Stefan avait pris des mains de Rodgers pour le poser sur ses épaules. Père l'observait avec insistance, elle demeura impavide, fortifiée par la présence amicale du jeune homme et se retourna pour le remercier.

– Le châle en soie de sa mère, ajouta Père.

Stefan s’était rassis.

– Un teint d’anglaise, ma foi, plutôt rare dans nos régions !

De quelle région est-il, ce jeune homme qui plait assez à Père pour avoir été invité en compagnie de vieux amis à lui ?

Et de qui parle donc cet homme que les autres appellent Docteur ? A-t-il connu sa mère ? Les lèvres des convives s’ouvrent pour y enfourner les aliments, le vin coule dans leur gorge, les teints s’échauffent. Les pendeloques du lustre ruissellent. Elle n’avait jamais remarqué qu’il y en avait autant.

L’avait saigné comme un porc ? entendit-elle soudain. Qui ça ? Son maitre, et non pas à l'arme blanche, d’un coup de fusil, puisqu’il s’agissait d’un militaire. La chambre maculée.

Quelqu’un lui propose de lui verser à boire d’un ton cérémonieux, son voisin de gauche s'enquiert de ses distractions. Elle pense au geste du curé devant l’autel élevant le tabernacle au-dessus de lui. L'encensoir se balance aux mains d’un diacre ou est-ce l’ostensoir, la tête lui tourne, des paroles incompréhensibles tentent de parvenir jusqu’à elle, elle ne les entend pas. La soutane élimée, l’odeur de poussière mêlée à celle de l’encens.

– Pas un militaire, Stefan, un chasseur !

 

{...}

 

– De qui parlez-vous donc ?

– Des enfants de Vivian, voyons.

Elle doit rêver. Père ne pipe pas mot ! Daniel est revenu, mange tête baissée. Personne ne découvrira jamais les Antès. L'on ne peut y avoir accès du fait des marais, Iceman garde l’entrée, c’est leur refuge, leur vraie maison, même si le sermon dit que de l’autre côté du Styx, les morts dorment d’un sommeil égal dans leur lit de terre. Lit de matière qui nous abrite à jamais. Faites que mon frère ne parte pas sans moi !

Ils parlaient maintenant de ce jardin qui ne ressemble à rien de ce qui se trouve alentour, landes, campagnes, chênes moussus en bordure des chemins creux, haies d'aubépines rouges ceignant les champs de sainfoin aux fleurs violettes.

– J'ai eu tort de laisser aménager ce jardin, explique Père à ses hôtes, car il ne produit rien.

Le docteur enchaîne aussitôt sur la parabole du figuier stérile mais aucun convive ne relève. Jésus n’intéresse personne ce soir, se dit-elle.

Père avait fait construire pour Vivian un bâtiment donnant au Sud, fermé à longueur d’année. Elle a entendu dire qu’on allait le rouvrir pour loger les invité. Leurs invités restent donc plusieurs jours ?

– … n’a jamais été retrouvé, conclut Stefan.

– Bien qu’un chien ait sauté à la gorge du sanglier, renchérit le docteur.

Ceux qui bondissaient sur le rivage/chassés par le flot de l'âge/ … Ces vers qui lui trottent dans la tête lui permettent d’échapper aux histoires de chasse ! Le regard de Père s’appesantit sur elle. Il semble sur le point de lui poser une question. Mais le docteur rince ses doigts avec énergie dans sa coupelle d’eau citronnée, déclarant que l’on ne trouve plus ce genre de raffinement nulle part, même dans les vieux palaces de Baden-Baden réputés pour leur charme désuet.

– Et pour en finir avec cet homme, poursuit-il en s’essuyant les mains, il était encore chaud lorsqu’on l’a trouvé.

Elle fixe le fil d’or qui dessine des motifs persans sur la nappe, arabesques qui lui rappellent le cèdre abattu l'été dernier, ses longues branches incurvées amoncelées sur le sol tapissé de ses propres aiguilles. Daniel avait supplié Père d’épargner l'arbre et cogné sur les murs lorsqu’il avait entendu les scies commencer leur travail. 

 

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